Réduire la complexité
La physique quantique permettra-t-elle un jour de résoudre en un clin d'?il des problèmes insolubles ? En principe oui, s'il n'y avait pas le risque d'erreurs. Les chercheurs de l'ETH travaillent d'arrache-pied à la mise au point de systèmes robustes.
0 ou 1, c'est sur ce principe simple que se fonde - pour parler vulgairement - notre société de l'information numérique. Mais qu'en est-il si, en plus de ces deux p?les, d'autres possibilités existent simultanément ? Et si une véritable vague d'états différents s'en dégageait, de sorte que les informations complexes peuvent être traitées beaucoup plus rapidement ?
C'est précisément cette perspective de briser les schémas actuels de traitement de l'information qui fait de la physique quantique un domaine de recherche dans lequel les CEO de grandes entreprises et les chercheurs fondamentaux théoriques placent autant d'espoirs. Car si la vision d'ordinateurs obéissant aux lois de la mécanique quantique devenait effectivement réalité, une porte s'ouvrirait sur des applications entièrement nouvelles. Par exemple, une telle machine miraculeuse permettrait de calculer le mode d'action des protéines en beaucoup moins de temps qu'avec un ordinateur traditionnel. Et cela donnerait à son tour une impulsion insoup?onnée au développement de nouveaux médicaments.
Un chemin semé d'emb?ches
Ce sont des perspectives prometteuses, et il est compréhensible que la physique quantique fascine aujourd'hui, justement pour cette raison, bien au-delà de son domaine d'expertise. Mais le chemin menant à l'ordinateur quantique capable de répondre aux questions quotidiennes est semé d'emb?ches et plus long que la plupart des gens ne veulent l'admettre. "Ce ne sont pas des années, mais plut?t des décennies qui devraient encore s'écouler avant d'en arriver là", estime Jonathan Home, professeur d'optique quantique expérimentale et de photonique à l'ETH Zurich.
Il fait pourtant partie de ceux qui travaillent dans un domaine où la recherche quantique est comparativement très avancée. Home utilise des atomes individuels comme "qubits", supports de base de l'information avec lesquels les ordinateurs quantiques calculent. Il emprisonne des atomes de béryllium et de calcium dans des pièges électriques spéciaux et les manipule ensuite avec une lumière laser selon les lois de la mécanique quantique. "Les atomes sont des systèmes merveilleux pour le traitement de l'information, parce que nous pouvons très bien les isoler et parce que, s'ils restent isolés, ils peuvent stocker des informations quantiques pendant quelques secondes ou même quelques minutes".
Le hic, c'est que pour pouvoir continuer à traiter les informations, il faut à un moment donné reconnecter les fragiles objets quantiques au monde quotidien classique. Et lors de cette étape, la moindre irrégularité peut corrompre l'ensemble du système. Comment minimiser ce risque d'erreur tout en augmentant le nombre de qubits avec lesquels les calculs sont effectués ?
Plus robuste et plus simple
Une approche évidente consiste à construire les systèmes de manière redondante, c'est-à-dire à relier plusieurs qubits dits physiques en un qubit logique. Mais c'est une solution à double tranchant : en principe, la redondance rend certes le système plus stable. Mais la complexité de l'installation augmente en même temps rapidement - et donc le risque d'erreurs.
Pour cela, il faut non seulement une grande quantité de techniques de haut niveau pour le contr?le et un grand savoir-faire en ingénierie, mais aussi une meilleure compréhension des relations physiques. Home est convaincu que le développement d'ordinateurs quantiques a déjà une utilité concrète, même si les installations actuelles ne permettent pas encore, et de loin, d'étudier les structures des protéines. "Nos expériences sont en fin de compte un test de résistance pour les théories physiques. Et gr?ce à elles, nous acquérons de nouvelles connaissances sur le fonctionnement du monde quantique".
L'une des forces de l'ETH Zurich réside dans le fait que les chercheurs travaillent sur des approches très différentes. En effet, les "pièges à ions" avec lesquels Home travaille ne sont qu'une approche possible qui pourrait conduire à une percée. Les circuits supraconducteurs, par exemple, sont également considérés comme de bons candidats. "C'est assez unique que nous puissions suivre autant d'approches différentes en parallèle dans notre haute école", estime Home.
Une infrastructure hautement spécialisée
Comme ses collègues, Home place de grands espoirs dans le b?timent de physique prévu sur le site du H?nggerberg, rendu possible gr?ce à une donation de Martin Haefner. Dans des laboratoires hautement spécialisés et particulièrement bien protégés contre les perturbations extérieures, les scientifiques quantiques veulent continuer à repousser les limites de la recherche. Ils exploreront également des idées qui n'en sont encore qu'à leurs balbutiements.
Une nouvelle approche possible est par exemple celle des matériaux semi-conducteurs, dans lesquels les électrons peuvent se déplacer sans être influencés par la structure du réseau. Il s'agit ici d'exploiter de manière ciblée les propriétés de la mécanique quantique de ces électrons libres pour le traitement de l'information. "Toutefois, les semi-conducteurs doivent être extrêmement purs pour cela", constate Werner Wegscheider, qui, en tant que professeur de physique des solides, fabrique de tels matériaux spéciaux. Dans ses chambres à vide, il construit les semi-conducteurs sur mesure, atome par atome. "Nous fabriquons les semi-conducteurs les plus purs au monde", explique-t-il avec fierté.
Les chercheurs découvrent alors parfois des effets totalement nouveaux : Si l'on refroidit de tels semi-conducteurs à des températures très basses et qu'on les soumet à un fort champ magnétique, les électrons libres se condensent en une quasi-particule. Ils se comportent alors en tant que collectif comme une particule individuelle et peuvent être décrits mathématiquement de la même manière. On peut supposer que de tels systèmes quantiques topologiques sont plus résistants aux perturbations que d'autres objets quantiques. C'est précisément ce qui en fait des candidats intéressants pour réduire le risque d'erreurs.
L'effort est justifié
Les systèmes quantiques topologiques permettent justement de montrer comment la théorie et l'expérience se nourrissent mutuellement en physique. L'effet Hall quantique fondamental, sur lequel reposent ces systèmes, a été découvert expérimentalement. Dans un deuxième temps, il a été possible de décrire cet effet de manière théorique. La théorie a ensuite permis de prédire les états topologiques dans lesquels les chercheurs placent tant d'espoirs. Toutefois, il n'a pas encore été possible de vérifier expérimentalement si ces états existent réellement dans la pratique comme le prévoit la théorie. Il se pourrait bien que les physiciens expérimentaux se renvoient bient?t la balle.
Wegscheider est lui aussi convaincu qu'il faudra encore un bon moment avant qu'un ordinateur quantique puisse résoudre des problèmes utiles en dehors de la physique quantique. "Il y a trois ans, j'étais encore sceptique, mais entre-temps, je suis à peu près s?r que ce sera possible", estime-t-il.
Aujourd'hui, on ne sait pas encore quelle approche finira par s'imposer. La solution réside peut-être dans la combinaison de différentes approches, par exemple en associant des semi-conducteurs à des circuits supraconducteurs. "Si l'on réunit ces deux technologies, on obtient soudain des quasi-particules, appelées fermions de Majorana, qui sont probablement aussi moins sujettes aux erreurs", estime Wegscheider.
Yiwen Chu, professeure assistante en systèmes quantiques hybrides, travaille également sur l'interconnexion de différents systèmes quantiques. "Il existe toute une série d'objets quantiques comme les photons, les ions ou justement les circuits supraconducteurs. Tous ont leurs points forts spécifiques, mais aussi leurs inconvénients", explique-t-elle. "La question est maintenant de savoir comment nous allons relier ces éléments afin de pouvoir combiner leurs forces".
Combler le fossé
Les ordinateurs classiques lui servent de modèle. Les informations y sont par exemple traitées par des processeurs en silicium et transportées par des fibres optiques. Dans les systèmes quantiques, des circuits supraconducteurs pourraient traiter les informations et les photons les transmettre. "Mais malheureusement, il s'avère que les deux objets quantiques ne se comprennent pas très bien", explique Chu. Il faut donc un intermédiaire pour combler cette lacune. Un candidat possible, que Chu étudie de plus près avec son groupe, est constitué de petits cristaux qui, en tant qu'objets mécaniques, communiquent avec les deux parties via des vibrations acoustiques.
Parallèlement, la question se pose de savoir si ces cristaux eux-mêmes ne pourraient pas stocker et traiter des informations quantiques. "Comme les cristaux fonctionnent avec des oscillations acoustiques qui sont beaucoup plus lentes que les ondes lumineuses, nous pouvons construire avec eux des qubits plus petits", explique la physicienne. Pour elle, il ne s'agit pas en premier lieu de loger le plus grand nombre possible de qubits sur une surface donnée. L'avantage est plut?t que les cristaux sont plus faciles à isoler les uns des autres que, par exemple, les circuits supraconducteurs, ce qui empêche toute perte d'information involontaire. Et cela contribuerait à son tour à réduire les risques d'erreur. Le plus grand défi est que plus on relie de qubits entre eux, plus les systèmes deviennent techniquement complexes.
Selon lui, le développement d'ordinateurs quantiques n'est pourtant pas une simple t?che d'ingénieur. "Il y a aussi beaucoup de questions physiques non résolues", l'une d'entre elles étant par exemple de savoir s'il y a une transition continue ou abrupte entre le monde classique et le monde quantique. "Nous ne connaissons pas encore la réponse définitive", estime Chu. "Mais quelle qu'elle soit, la question reste très passionnante pour nous, physiciens, dans les deux cas".
Ce texte est paru dans le numéro 21/03 du magazine de l'ETH. Globe est paru.
Vers les personnes
Jonathan Home est professeur d'optique quantique expérimentale et de photonique.
Werner Wegscheider est professeur de physique des solides.
Yiwen Chu est professeure assistante en systèmes quantiques hybrides.